Essai. C'EST ICI.

Publié le par Sophie Landowski

C’est ici. Après une route étroite et sinueuse qui semble mener au bout du monde, à travers forêts et bocages, toujours plus haut dans la douceur, le clocher pointu apparaît au détour d’un lacet. Tout seul dans la montagne à vaches ? Non, voici les premières maisons du village. Un hameau groupé autour de la petite église : le prieuré de Notre-Dame de Sauvagnac. Quelques bâtiments bas en pierres sèches couchés dans l’herbe bien tondue par les quelques moniales qui habitent encore là. Ah ! Les moines sont partis depuis longtemps … Il paraît d’ailleurs qu’ils ne l’étaient plus, Madame … Chut ! Il ne faut pas en parler. Alors quelques nonnes roumaines orthodoxes se sont posées là et font vivre de leurs icônes et de leur confiture de roses ce sanctuaire dédié à Marie. Tellement bien que les pèlerins affluent chaque année et que l’évêque de Limoges vient célébrer la messe dans le pré devant, la petite église ne pouvant les contenir.

 

Ici ni le téléphone mobile ni internet ne passent. Ils n’existent pas. Je soupçonne les nonnes d’avoir un téléphone à manivelle. C’est un pays où les bruits que l’on entend sont un coq si heureux de vivre qu’il se permet de chanter à toute heure sans l’horloge née de l’imaginaire des citadins, les cloches des dernières vaches au pré échappées de l’industrie, bien cachées dans ce coin reculé de France, à la robe fauve comme des bêtes sauvages. C’est aussi l’aboiement du chien du fermier, jaloux du sentier emprunté par ses vaches et qui n’hésite pas, dit-on, à mordre ceux qui le traversent. J’y passe tout de même car c’est le chemin qui mène à la huitième merveille du monde, la Tourbière des Dauges : Mila qui m’accompagne en a vu d’autres. Un chien hargneux ne l’effraie pas, elle qui recule prudemment devant un homme qui s’approche un peu trop.

 

Qu’a-t-elle enduré, ma lévrier galga, avant que nos regards se croisent quand elle descendit du camion qui la ramenait d’Espagne ?  Pose ta tête sur mon bras, douce créature, pendant que j’écris ceci … Ferme tes yeux d’or, tu sais que ses lignes sont pour toi.

Car c’est toi qui m’amène dans cette contrée où l’on respire un air embaumé. Toi qui savais sans doute qu’il y aurait là de nouveaux compagnons pour ta nouvelle vie. Les voici, les drôles de bull terriers de notre hôtesse qui nous accueillent dans leur maisonnette sans âge, les bergers australiens en meute, et puis la petite phalène, papillon aux ailes baissées … et le podenco qui te rappelle tes compagnons d’infortune …

 

Tu as bondi dans l’escalier de pierre raide comme une échelle, qui grimpe à la chambre qui nous est attribuée. « Oh elle est toute petite, excusez-moi mais c’était la chambre du prêtre. Peut-être y serez-vous bien ». Après cette montée presque verticale dans la vieille bâtisse, il faut descendre trois marches pour entrer dans la pièce. Le plafond soutenu par quelques poutres dégringole vers la fenêtre à ras de sol. Mila pourrait sauter et se rompre le cou sur un tas de pierres en contre-bas. Elle regarde dehors, me regarde et décide qu’elle est mieux là. « Tu peux, me dit-elle, ouvrir la fenêtre et laisser entrer le chant des oiseaux. »

Une vieille armoire qui sent le bois humide, un lit très haut et très profond et une table pour poser le vin. Mila, déjà sur l’édredon, a replié ses longs bras sur sa tête comme pour dire en se bouchant les oreilles : « Trop de bonheur ! Non, c’est trop ! »

 

Nous nous sommes tous mis en route, chiens et les maîtres,  vers la Tourbière des Dauges par un sentier chaotique s’enfonçant parmi les chênes et les noisetiers.

Elle est apparue soudain au détour du chemin, immense, irréelle. Comment une telle vallée verte peut-elle être si trompeuse ?  Des corps ont été engloutis par la sphaigne, mousse spongieuse, depuis des siècles, et retrouvés intacts comme au premier jour, gardés prisonniers par l’acidité ambiante, insoupçonnable … En contre-bas tel un lac végétal en pleine forêt, orné d’une ile de lande sèche formant tumulus où nichent les engoulevents camouflés par leur plumage couleur feuille morte, cet espace inattendu, silencieux et moite inquiète pourtant. Si l’on n’était averti de sa nature meurtrière,  on irait bien s’y vautrer. Mais laissons les bêtes perspicaces y vivre sans nous ou y mourir, dupes de la fausse rosée qui chatoie sur les tentacules des droséras carnivores, chers aux alchimistes.

 

Le soir est tombé. Sur fond de ciel sombre encore translucide, parsemé d’écume de nuages, le clocher de Sauvagnac semble un bonnet noir pointu tronqué et hérissé de deux cornes. Bon petit diable car ici, à l’abri des magiciens et des jeteurs de sort qui rôdent non loin sur la tourbe, tout n’est que bienveillance.

 

L’aube est belle. Les chiens de la maisonnée dorment. Mais le galop de Mila dans l’étroit escalier de granit les réveille tous. Le vacarme déclenché, filons nous cacher dans les hautes herbes ! La fraîcheur du matin donne des ailes à la chienne et l’écho de ses ébats disparaît dans la vallée enfouie sous la brume, et qui d’en haut prend l’allure d’un fleuve blanc, sûrement la traîne de Notre-Dame dont la statue scellée dans le roc se dresse soudain blafarde devant moi sur sa butte précédée de quelques marches de pierre, étrange déesse antique lourdement drapée et coiffée d’un haut diadème mordoré, celui d’Athéna ! Qui t’a parée ainsi, reine de tous les âges, mère des humbles qui ne réclame rien qu’une chapelle rustique, de guingois depuis neuf siècles, ouverte à tous les vents de jour comme de nuit … Toi qui n’as que faire des cathédrales fermées à double tour et qui ne servent plus de refuge aux brigands.

 

Ce soir, j’y pénétrai la nuit tombée avec ma chienne dont nul ne songerait à refuser l’entrée. Un courant d’air me surprend qui s’infiltre d’une issue opposée : une ouverture dans le flanc de l’oratoire si naturelle, car il faut bien que l’esprit respire … Le pâle réverbère de la rue y laisse entrer un rayon de lumière. Les vitraux du chœur, éclairés ainsi de l’extérieur, flambent toute la nuit dans l’obscurité du sanctuaire.

Mila pousse un grand soupir d’aise, mon cœur se gonfle de joie. La liberté existe, elle est là.

 

Bien chaussée, je pars de bon matin avec Mila, décidée à approcher de plus près cette tourbière qui attire comme un aimant. Et je la trouve, la linaigrette qui pointe son bouton de duvet blanc au sommet d’une tige grêle ; je la cueille, la spiranthe d’été, en secret juste une fleur ; je l’épargne, le lycopode inondé à la vie si courte …

Il fait chaud en ce mois d’août. Mila m’impose un rythme soutenu et je suis moite même à l’ombre des sous-bois. C’est alors que je vais éprouver l’un des phénomènes étranges de cet endroit. Le chemin disparaît pour forcer le randonneur à traverser la tourbe. Me mettant pieds nus, je m’engage dans ce potage brun qui m’arrive jusqu’aux genoux. Et la grande surprise est le contact  saisissant de l’eau froide. En plein été, totalement dégagée pourtant de la fraîcheur environnante de la forêt, cette vaste et profonde éponge est glacée !

 

Il est dit communément que voyager ne libère pas de soi-même. Quelle erreur ! Et soi-même, qui est-on ? Une personne ? Et si l’on était devenu un lieu ? Et si l’on était à tel point prisonnier qu’on se confondait avec lui ? Alors l’adage devient absurde. Voyager, c’est ouvrir la porte de la cage, c’est d’un oiseau empaillé devenir un aigle. C’est desserrer ses griffes, lâcher la branche, basculer dans le vide pour chercher l’équilibre de ses propres ailes. Partir sans bagages ? Ce n’est pas nécessaire. Si l’on dirige le regard au loin, ils tombent des mains et sont déjà oubliés. Le corps épuisé peut-être mais l’esprit nouveau-né, le baroudeur se donne au seul instant, surpris d’un monde entier si complice.

 

Pourquoi marcher sur le côté gauche de la route si le droit est plus opportun ? C’est ce que dit Mila, le museau fouillant l’herbe givrée du matin. Dans un bond qui m’arrache la laisse des mains, la voici qui caracole dans le pré pentu à flanc de coteau. Elle se retourne, me regarde, rigole de ses yeux en amande, et repart à fond de train. Je lui crie en silence « reviens » et je reçois de plein fouet son grand corps sur moi qui me fait basculer. Nous roulons ensemble dans la rosée et son murmure de bonheur est un grognement de loup.

 

Etre ou ne pas être … De question il n’y a plus.

 

 

 

Sophie Landowski

 

 

 

 

 

 

Publié dans Littérature

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