Nouvelle : LA CONSEQUENCE DU ROBINET

Publié le par Sophie Landowski


 

 

 

 

Gratien ouvre le robinet. Un liquide rouge sang se jette sur lui . Il tombe foudroyé de terreur et nage dans une mare immonde. Poussé par le flot bouillonnant, il parvient jusqu’à l’entrée de la maison et tente d’ouvrir la porte. En vain : ses pieds glissent sur le sol visqueux. Il se cabre pour tenir debout, attrape la poignée et dans un vacarme d’enfer se trouve frappé au visage par la rafale de vent venue de l’extérieur.

 

Pourquoi tant de souffrance, se dit-il ? J’ai souvent réfléchi sur le sens de l’existence. Mérité-je cela ? Pas le temps de poursuivre ses pensées mélancoliques, l’averse le lave de son sang et le voici blanc comme neige sur le sentier de la forêt. Les éléments se sont calmés. N’entend-il pas le chant du coucou ? Ah ! Gratien respire enfin. Marcher, marcher jusqu’à épuisement. Voilà le salut.

 

Un fou rire le prend. Sa gorge est secouée de soubresauts à n’en plus pouvoir respirer. Une jouissance inouïe se dégage de ses poumons et ses yeux sortent des orbites. Tout exulte en lui. Ses narines dilatées aspirent goulument les parfums du feuillage et de la mousse détrempés par l’orage. Il ouvre soudain la bouche et un hurlement rauque et puissant s’évade de lui pour se heurter à tous les rochers de la montagne.

 

Car c’est là que l’a conduit sa course folle. Gravir une montagne. Il en a toujours rêvé. Lui qui n’a que battu les pavés de la ville grise, opaque et sans horizon. Cette ville qui nourrissait, croyait-il, ses recherches métaphysiques ! Voilà bien de quoi rire ! Et le fou rire le reprend. Gratien s’étrangle de rire. « Dingue ! J’étais dingue ! J’avançais sur le macadam en sens unique ! Il y avait un boulevard périphérique, avec un sens boulevard extérieur et un sens boulevard intérieur. Parfois je prenais la sortie comme me l’ordonnait le GPS, et je rentrais dans le sens inverse ». Oh ça ronflait bien ! Il s’était offert une voiture automatique et là, la tête bien calée sur le repose-nuque conçu à cet effet, il prenait soin de profiter de l’accoudoir amovible pour dégager ses poumons. Et roule ma poule ! Le sens de l’existence lui échappait toujours plus mais il pensait le rattraper avec un coup d’accélérateur.

 

De quoi rire n’est-ce pas.

Le sang de la Terre lui a jailli au visage soudain et  c’est au prix du carnage universel que le voici enfin à terre. Sur ses pieds. Gratien sent sous la peau le sable tiède du chemin qui ne le laisse pourtant pas s’endormir de plaisir : oui des cailloux sont là parfois et lui parlent de vigilance. Aïe ! Merci !

 

Ah ! Je vous entends ! Voilà le portrait d’un masochiste ! Que non point. Voici le portrait d’un sage. Pour être battu, il était toujours le premier. Guignol avait trouvé son maître. Il en a vexé des gendarmes ! Frappe, frappe, j’en sortirai vainqueur.  Et puis ce fut le kyôsaku qu’il réclama. Gratien assis en méditation zazen faisait signe en inclinant la tête, penchait le cou sur la droite et recevait en soufflant d’aise le choc libérateur.  Le corps affaissé se redressait, l’esprit englué était projeté dans le rien du tout. Le tout du tout, corrigeait-il.

 

Oui mais là, sur le chemin chaotique, Gratien se dit soudain : « ça suffit ». Calmant les derniers soubresauts de son rire fantastique, il s’assied, de son sac sort des chaussures et se met à les enfiler lentement, tirant les lacets avec précaution et faisant bien attention à en respecter l’ordonnance aussi gracieuse que la natte d’un danseuse de Degas. Sautant sur ses pieds, il jouit de la mollesse des semelles élastiques et décide d’oublier les cailloux. Plus de pointes, plus de fouets, plus de bâtons !

 

Lecteur, où sommes-nous ? Je vous parlais de sagesse et nous voici devant un fou bondissant ! C’est qu’il a trouvé l’issue. Gravissant le sentier qui le mène au-dessus de la vallée, le voici entouré d’un cirque de montagnes qui lui renvoient l’écho de sa joie. « Hoé ! Hoé ! hoé !.. hoé !… » La solitude immense lui est une bénédiction. Seul ? Le granit, le lichen, les fourmis, les coins de ciel bleu qui narguent les nuages accrochés comme des drapeaux sur les pics… tout lui donne des baisers sur le corps et sur l’âme. Gratien ferme les yeux en marchant pour goûter tout le suc du bonheur.  

 

Et c’est un lac qui se présente à son regard nouveau. Un lac vert comme on n’en voit que là, dans son écrin de caillasse dénudée, que toute végétation, dissuadée par l’air vif de l’altitude, a fui. Une noirceur qui serait laide si elle ne portait comme un serti l’émeraude circulaire. Il s’engage le cœur léger sur la rive marécageuse et entame d’une voix de stentor l’air du catalogue : « In Italia seicento e quaranta, in Lamagna duecento e trent’una » … , personne ne l’entend si ce ne sont quelques truites qui sortent la tête de l’eau bavant à en perdre l’haleine, charmées.

 

Gratien s’arrête net. Un pendu ! Un pendu est là, à 100 mètres, qui se balance poussé par la brise légère, accroché à la branche du seul arbre téméraire de ces altitudes. Oh il l’a bien trouvé, celui-là qui cherchait un pieu ! Quelle bénédiction ! Un arbre où se pendre, ni vu ni connu, loin de tout ! Et les roches ne manquent pas pour s’installer confortablement, prendre son temps, faire œuvre d’expert et décider du moment où pousser du pied le destin. La pierre a roulé calmement , exactement, dans le lac, sans bruit. La corde s’est tendue, la branche a bien joué son rôle, assez de sève coulant encore en elle pour offrir la mort.

 

Seulement voilà. Gratien est là, pétrifié, figé par l’horreur. Il entend le grand silence de la montagne, à peine troublé par un grondement de tonnerre lointain. D’ici moins d’une heure, se dit-il, l’orage éclatera. Et le malheureux va tournoyer sur sa branche, ce ne sera pas joli.

D’un coup de canif Gratien va trahir l’inconnu, le ramener là où il ne voulait plus être. Difficile de mourir … Toujours quelqu’un pour vous tirer en arrière ! Même là où la nature semblait complice.

 

Voilà le pauvre être qui rouvre ses yeux, noyés de désespoir. Pas de merci. « Maintenant que vas-tu faire de moi ? Emporte-moi, je t’appartiens, apprend-moi à vivre, car je ne sais pas ». Gratien le prend sur son dos et lui parle. Soudain les mots lui viennent en flots ininterrompus, comme le gazouillis d’un oiseau au printemps. Lui-même ne reconnaît pas sa propre voix, devenue si douce, si profonde ; devenue intérieure.

 

Et si l’on regarde du fond de la vallée, on peut apercevoir là-haut la silhouette d’un homme qui avance tranquillement, seul, d’un pas dansant, un sac sur le dos, et qui, ayant échappé tout juste à l’orage qui vient du nord, redescend vers la ville.

 

 

*

 

 

 

Publié dans Littérature

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