Nouvelle : L'INCORRECT

Publié le par Sophie Landowski

 

 

L’INCORRECT

 

 

Il est debout mais il tremble. Il va tomber à droite, à gauche, en arrière, en avant ? Terrifié, il oscille, tout le corps raidi. « Non je ne me souviens de rien ! Non, je ne suis coupable de rien ! Je suis absolument correct ! Je le jure ! Je ne suis que là, non ici, pardon. Pardon. Pitié, je ne suis qu’un pauvre humain. Vous dites ? Au présent. Maintenant. Ici et maintenant. Oui c’est cela. »

Il respire jusqu’au fond du ventre, ferme les yeux, se rend … puisqu’il faut lâcher prise 

 

Après plusieurs rebonds contre les aspérités de la falaise, le corps malmené virevolte comme une feuille morte au gré du vent. Ne pouvant tenir en équilibre sur ce petit « ici » pointu et dans ce « maintenant » qui malgré tous ses efforts coulait entre ses doigts, il a basculé. Il n’a pas su rester debout ou peut-être n’a-t-il pas voulu. Pourquoi vivre à l’étroit dans le sang figé de l’instant ? Il est fait comme ça. Son esprit vogue du fond des temps à la limite du dernier matin du monde. Aucune théorie ne le tiendra prisonnier.

Echappé du réel, il erre voluptueusement dans les dimensions aberrantes de ses pensées.

Mais une nausée le submerge. Il a trop bu à la source enivrante. Qu’elle est noire cette nuit … Faut-il vraiment passer par là ? Pourquoi oublier, pourquoi quitter ses lambeaux ? Son corps se tord en convulsions immondes, sa bouche crache l’excrément de l’univers.

 

*

 


L’aube se lève sur la plaine glacée. L’homme à peine éveillé du coma de la nuit murmure comme un mantra : « Galatzi … Galatzi ...» Mais c’est un petit être vivant, lové contre lui comme dans une matrice qui répond à l’appel. Il se lève d’un bond, accouché d’un fils ! Porté à bout de bras en offrande au ciel, l’enfant rit comme sur les balançoires ! Plus haut ! Plus fort !

« De là-haut, la vois-tu ? Oui à l’est, marchons ! Viens, petit boy, rentrons.»

 

Il ne sait plus écrire l’histoire de sa vie. Plus aucun mot ne sort de sa bouche désormais. Toute la puissance de son corps est au service de l’enfant. Pas besoin de phrases. Etre animal peut-être ? D’où lui est venu ce cadeau de l’aurore ?

 

L’homme-kangourou remet le gamin dans sa poche. C’est alors que se produit l’inouï. Au lieu de dessiner une proéminence sur sa silhouette, l’enfant est avalé en lui par un raz-de-marée intime qui enfonce le ventre du père avec une force telle que tout son corps se plie en deux. Abattu à terre comme un tronc creux, il perd connaissance.

 

Tu es l’Incorrect. Tu as refusé l’instant. Te voici noyé dans la fange du no man’s land laissé là par une guerre perdue.

 

*

 

Tu n’es plus l’enfant ! Ce n’est plus pour toi que joue le violon. Ce n’est plus pour toi que coulent les eaux troubles du Danube. Aucun bateau ne t’attend au port. Pourquoi cours-tu dans les docks de Galatzi ?

 

L’homme regarde éperdu la forêt de mats et de cheminées géantes. Les chocs métalliques du chantier naval lui emplissent les oreilles et les sirènes lancinantes venues de la Mer Noire l’enivrent comme des vapeurs d’alcool. Il se souvient du bonheur. Non … Il est le bonheur ! Il glisse d’un pas rapide sur le macadam visqueux, il danse dans l’air tiède du printemps roumain, il éclate d‘un rire de môme qui retrouve son terrain de jeu. « Me vois-tu, Galatzi ? Je suis de retour ! »

 

Valentin ! Valentin ! Où es-tu ? Reviens ! Tu répondais toujours avec un sourire en do majeur : « Valentin Blàs c’est moi ! »

 

 

*

 

« Oui c’est moi. Oui J’ai tiré. Je suis correct. »

 

Dans la pièce exigüe où la moiteur suffocante vous monte à la gorge, un couple banal est assis sur deux chaises adossées au mur. Deux tables lui servent d’accoudoir et de cage : placées en angle devant eux, elles tiennent lieu de prétoire. Le petit homme en manteau de flanelle anglaise porte une écharpe d’une élégance discrète. Elle, les cheveux gris ramenés en arrière, semble une caricature de maîtresse d’école revêche. Les Ceausescu ne répondent pas. Le récit de leurs crimes défile. Les horreurs sortent de la bouche de l’accusateur pour venir se heurter au mépris silencieux de l’homme et de la femme ordinaires. Savent-ils déjà qu’ils vont mourir dans une heure ? Qu’espèrent-ils encore ? Tout, probablement, car elle décroise et recroise son manteau convenablement, replace le foulard de soie bleu pâle dans son col de fourrure, en agitant de temps à autre sa main de haut en bas en signe de dédain.

 

Valentin Blàs sait. Il sait que ce procès n’en est pas un. Le trac l’oppresse. Le jeune homme a 23 ans. Piégé comme un rat dans ce labyrinthe infernal, rattrapé par les épaulettes juste à la fin de son service militaire.

 

Une belle mission, mon petit ami, ça ne se refuse pas ! Ecraser les cafards ! C’est toi qui auras l’honneur de faire éclater les crânes ! Toi qui n’as appris de l’armée que sa musique trop bien rythmée ! Toi le violoniste, tu n’y as plus ta place ! Tu es libre ! Mais seulement un effort encore : c’est aujourd’hui l’ultime concert ! Montre ton talent ! Moderato cantabile, tu entends la litanie des justes ?

Oh ! Ce sera court ! La vague montante de l’orchestre ne laisse aucune place aux deux solistes qui d’ailleurs sont aphones en ce jour. Sombre oratorio ! Crescendo, accelerando ! Le dictateur est pris au piège : il répond enfin ! Pour refuser de répondre. Mais il crie. Elena gesticule et crache !

 

Valentin Blàs vacille dans ses bottes. Le cœur gonflé jusqu’à la gorge, il hurle en silence, les mains crispées aux entrailles qui se tordent. Ne pas bouger. Ne pas plier. Il devra viser juste. Quoiqu’on lui pardonnerait s’il s’y reprenait à deux fois. Peu importe sur des chiens. Les spasmes se calment à cette pensée.

 

Mais le final approche. Pas de fortissimo cependant. Le soliste, docile, blafard, se laisse attacher les mains dans le dos comme les pieds du porc qu’on va saigner. Cela fait partie du livret. Mais la soprane se rebiffe. Sa voix de tête grince dans les aigus. Ses yeux foudroient le public. Elle joue très mal sa vie.

 

« Non je ne me souviens pas de Targoviste. Y étais-je ? Oui selon le rapport. On me dit que le tribunal s’est défilé. Sentence rendue, dossiers pliés, un à un les gradés quittent la pièce. L’air ambiant pue la mort. Aller à l’abattoir fait transpirer les viscères. On me dit que j’ai bien fait mon boulot. Je lui ai mis mon poing dans la gueule à la rapace. Salope par qui je deviens loup. Je tire à bout portant sans attendre la fin du couloir. » L’hydre à deux têtes agonise. Le dictateur sans son double trébuche. « Ton tour vient ! Je vous hais pour m’avoir arraché mes ailes d’ange. »

 

Exécution dans les règles de la légalité, Messieudames. Ils ont tiré sur mes cadavres. Juste un peu de fumigènes et le tour est joué …

 

 

*

 

« Foutez-moi la paix avec votre ici et maintenant. Je reste ligoté là-bas, prisonnier des cordes rougies aux poignets des tyrans. »

 

Valentin Blàs respire le vent de l’estuaire à pleins poumons. Le Danube s’élargit à l’infini dans la brume. « Au secours, Galatzi, ville de mon innocence perdue … »,  s’entend-il murmurer. Remettre le compteur à zéro. Comment faut-il faire ? Un pas devant l’autre bien sûr, les bras ballants, à l’écoute du monde nouveau … Mais Valentin n’entend plus, ne parle plus. Son quotient de sons est épuisé. Tant de cris et de fusils-mitrailleurs …

Pourtant ce n’est pas un requiem qui lui fait tendre l’oreille. Non. Une sorte d’ample  symphonie envahit mesure après mesure son crâne anesthésié. Lui qui connaît le visage de l’angoisse ne s’y trompe pas. Elle a tourné casaque, l’aragne ! Laissons les morts enterrer les morts !

 

*

 

La boue tiède gicle à chacun de ses pas. Il grimpe le sentier juché sur la digue qui surplombe le fleuve bleu. Il ne saurait dire s’il est heureux mais l’embrun l’enivre. Ses pieds tiennent avec peine sur le chemin étroit comme une corde raide et ses efforts le mènent tant bien que mal vers la mer. Il est enserré par les éléments comme par un vaste manteau confortable quoique trop large pour lui. Et le voici dans une sorte d’inconscience qui le livre à l’univers, sans résistance. Etourdi par le vent, si léger maintenant qu’il danse sur la terre glissante. Il fait comme il peut, pauvre petit homme, livré tout nu au monde, mais tellement présent qu’il se sent comme la brise elle-même. Va ! Ne résiste pas ! Coule, car tu es l’eau, vole, car tu es le souffle. Pose-toi, car tu es la terre.

 

 

 

***


Les longs bras nus évoluent tels des vagues qui font danser une écume légère. Et ce sont les mains fines comme gouttes d’eau qu’il regarde, fasciné, effleurer les cordes de la harpe. Le profil d’oiseau de proie d’Elena C . inquiète et lorsqu’elle tourne vers vous son visage au parfait ovale de madone bulgare, êtes-vous vraiment rassuré par l’étrange demi-sourire qu’elle vous adresse ? Si vous lui faites un compliment, elle vous foudroie du regard et vous le renvoie du revers de la main, mais il faut dire qu’imperceptiblement son dos se redresse tel un cygne à l’envol.

 

Enfin libéré de ses frusques militaires, Valentin a rejoint Sofia pour y trouver une Bulgarie libérée de la férule de Todor Jivkov. Sans verser de sang. Une Bulgarie qui n’est pas encore au bout de ses peines. Mais c’est là, sur son chemin vers l’Occident, qu’il la voit pour la première fois. Sur la scène du Théâtre Ivan Vazov, Elena C. emplit étonnement l’espace sonore du timbre de sa harpe. Un jeu ferme, nerveux et doux, agressif et nuancé. Ce n’est pas un instrument complaisant. Il vous scie l’épaule, il vous entaille les doigts. Elena, meurtrie dans son corps, rayonne d’aisance et de grâce.

 

Valentin bondit vers sa loge sans attendre la fin des applaudissements et l’accueille comme un voleur pour couvrir ses précieuses mains des baisers comme il n’en a jamais donnés à personne. Elena repousse un peu ce fou mais cette frénésie ne lui déplaît pas.

 

Tout va aller très vite. Pourquoi s’habille-t-elle de ce manteau beige au col de fourrure brune ? Pourquoi couvre-t-elle ses cheveux d’un foulard bleu pâle et son visage d’aigle devient-il vautour ? Pourquoi, parlant trop fort d’une voix aigüe, s’engage-t-elle dans ce couloir ? « Retourne-toi, Elena Ceausescu ! Te voici de nouveau devant moi ! »

 

Valentin Blàs aura frappé plus que nécessaire. Une jeune femme est à terre, déjà recouverte d’un drap par les pompiers. Une ligne de sang figé se dessine sur le sol. Sans caméra pour la postérité.

 

*

 

Plus d’hier, point de demain.

 

Un homme se balance légèrement sur un rythme à deux temps dans la pièce emplie d’une forte odeur d’éther. Les bras levés à l’horizontale, il murmure pêle-mêle des mots italiens : « Lento, crescendo, staccato … », puis en désignant le vide de la main : «  les violons, les cuivres, à vous, la harpe … bravi, bravi ! »

 La voix de Valentin Blàs est douce comme du velours, à peine audible. Les quatre murs ne lui renvoient aucun écho. Halluciné mais calme, il dirige avec précision son grand orchestre et au bourdonnement des applaudissements qui emplissent ses oreilles on pourrait, s’il n’était pas seul, l’entendre répondre :

 

« Je suis correct. Ici et maintenant. Correct enfin. »

 

 

                                                                                                            *

Publié dans Littérature

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